Sujet, subjectivité et subjectivation dans la perception
Cofinancé par la Chaire Georges Kleiber des sciences du langage (Usias, Université de Strasbourg, France) et l’ANR « Le bégaiement : la neurologie, la phonétique et l’informatique pour son diagnostic et sa rééducation » (Bénéphidire) de l’UMR 5267 Praxiling (CNRS et Université Paul Valéry Montpellier 3, France), le présent numéro rassemble des études constituant les traces écrites de conférences prononcées lors de la cinquième édition du cycle international de colloques de sciences du langage « La Perception en langue et en discours – PLD », manifestation scientifique qui s’est tenue à l’Université de Strasbourg du 21 au 24 juin 2023. Cette rencontre philologique fut le fruit de la coopération internationale de six instances universitaires, à savoir les Universités de Haute-Alsace, de la Sorbonne et de Strasbourg pour la France, l’Université Assane Seck de Ziguinchor pour le Sénégal, l’Université Pavol Jozef Šafárik de Košice pour la Slovaquie et l’Université du Kentucky pour les États-Unis... collaboration scientifique d’envergure entamée à Varsovie en 2014, lors de la première édition du cycle.
Centrées sur les manifestations en langue et en discours de la perception humaine, les contributions rassemblées s’inscrivent principalement dans les domaines de la morphologie, la lexicologie et la lexicographie, la sémantique, la syntaxe, l’analyse de discours mais aussi la philosophie. Pour ce qui est des approches adoptées, ce sont les démarches descriptive et contrastive qui l’emportent, avec des études qui portent toutes sur le français.
Le présent numéro réunit sept articles, tous rédigés en français, qui ont pour objectif d’établir un état de l’art actualisé s’agissant des manifestations de la perception humaine en langue et en discours. Les trois premières contributions se concentrent sur la modalité visuelle, qu’il s’agisse de la monstration, du déjà-vu ou de la « négation » de la vision. Il s’ensuit un élargissement à la mise en langue et en discours de manifestations internes – la parole intérieure ou la souffrance – et de l’interaction avec l’environnement, les hommes et le monde – avec le verbe blottir ou la (dé)subjectivation potentielle à l’ère du numérique.
Georges Kleiber ouvre ce numéro avec une contribution qui entend reprendre la question des démonstratifs sous l’angle de la perception : « Démonstratifs et perception ». Une telle « reprise » peut sembler inutile, étant donné qu’il y a bien longtemps que la thèse des démonstratifs-Zeigwörter a été abandonnée, car jugée inadéquate même dans le cas le plus favorable – celui des démonstratifs gestuels –, puisque c’est l’ostension, et non le démonstratif, qui, dans cette situation, montre le référent. L’auteur procède en cinq étapes à l’examen des différentes thèses avancées pour définir les démonstratifs (thèse de la monstration, les deux versions de la thèse lococentrique (endophore vs exophore et anaphore vs deixis), les approches cognitivo-mémorielles en termes de connu-non connu, la thèse égocentrique et la thèse de la token- réflexivité). Les enseignements tirés de cet examen le ramènent, dans la sixième et dernière étape, au point de départ, la perception. Il montre que les démonstratifs ont définitoirement partie liée avec la perception. Ce sont bien des « montreurs » mais des marqueurs du « faire voir » d’un type particulier : ils n’indiquent pas par eux-mêmes quel est le type de perception à effectuer. Ils apparaissent ainsi comme étant des causatifs de perception sous-spécifiés, dont l’opération indexicale qu’ils demandent à réaliser ne se trouve spécifiée ou déterminée qu’en discours.
Dans son étude « La fausse reconnaissance ou impression de déjà-vu : les enjeux de l’expérience dans le roman de Proust », Luc Fraisse examine un épisode d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs (1919) de Marcel Proust, deuxième volume d’À la recherche du temps perdu (1913- 1927), dans lequel le héros sans nom du cycle romanesque fait l’objet d’une impression de déjà- vu : cheminant dans la calèche d’une amie de sa grand-mère, il aperçoit une allée d’arbres qu’il croit reconnaître tout en l’apercevant pour la première fois. Un historique des études du phénomène en philosophie et psychologie au XIXe siècle révèle l’intense réflexion sur le sujet à laquelle on se livrait dans l’entourage de Proust, lequel tranche et choisit au sein de toutes ces interprétations, tout en faisant servir le phénomène psychique aux visées propres de son roman – le cheminement secret d’une vocation d’artiste. Un brouillon tout récemment mis au jour montre que l’interprétation du phénomène par le romancier, qui se différencie de celle proposée à l’époque par Bergson, anticipe sur son explication moderne par la psychologie cognitive : une analogie partielle avec une scène déjà vécue et oubliée.
La contribution de Françoise Mignon, « “Ce que je vois, je ne le vois pas” : la perception au prisme de la négation dans les textes de théâtre », explore le fonctionnement des énoncés contenant le verbe de perception visuelle voir affecté de la négation, dans un corpus de textes de théâtre contemporain. Le genre du théâtre joue sur deux plans, à savoir l’interaction simulée entre personnages fictifs et l’interaction réelle entre l’œuvre et son public. Pris dans le circuit de la double énonciation, un énoncé s’interprète à la fois comme vrai et non vrai, le double jeu référentiel induit par le discours théâtral amenant à interroger les relations entre les contenus de représentation qu’expriment la langue et les faits dont ils rendent compte. Le fonctionnement de la négation suppose, quant à lui, une confrontation de points de vue. Opération fondamentalement linguistique qui met en scène un conflit entre deux pôles de validation, en soulignant le hiatus entre contenu de représentations et faits perçus, la négation ne donne rien à voir mais ouvre le champ des représentations et met en relief le double jeu référentiel du discours théâtral. Elle permet de suspendre un contenu de représentation pour en interroger les possibles et les énoncés à l’étude manifestent une variété dans le mode de réception : rejet qui prépare l’expression d’une contradiction, en annule la pertinence ou la neutralise. La variété des combinaisons entre le thème du regard et les formes de la négation reflète un aspect significatif du théâtre : la multiplication des perspectives sur la scène, dans une complexification de l’appréhension du réel. En interrogeant le processus de référentialisation par l’opération de négation, le discours au théâtre offre au public l’occasion d’une expérience commune des phénomènes, au-delà des images mentales individuelles, expérience dans laquelle peuvent s’inventer de nouveaux rapports entre le théâtre et le monde.
Après cette verbalisation de l’expérience visuelle, Gabriel Bergounioux revient, dans « La parole intérieure, quelle perception ? », sur la série des œuvres qui ont interrogé en premier les représentations de l’endophasie, en philosophie depuis Platon, dans la poésie lyrique et le roman fin-de-siècle au XIXe siècle, dans les sciences humaines au XXe siècle et, de façon plus discrète, en linguistique, dans certaines remarques qui se lisent dans les manuscrits de Saussure. La diversité des termes utilisés pour désigner le phénomène révèle les difficultés à circonscrire le statut d’un mode de production d’une parole qui se réalise sans signal. Le discours intérieur affleure à la conscience réflexive dans l’interaction (pour préparer une argumentation ou sonder les intentions de l’autre) et dans le soliloque mental. Il est activé aussi pour la reconnaissance des propos de l’interlocuteur, dont l’identification requiert la génération et la comparaison d’un signal analogue à celui capté. Confrontée à sa relation à la « pensée », qui fait porter l’attention sur le contenu, la parole intérieure reste aujourd’hui encore l’objet d’un débat où sa dimension langagière se démarque des approches cognitives et mentalistes qui occultent la dimension symbolique des opérations.
Dans son article « Que signifie ‘J’ai mal’ ? Plongée dans les interactions aux frontières du soi », ce sont, à l’inverse, les ambiguïtés et les insuffisances de l’expression verbale de la douleur que Maxime Rovère examine. Or, là où l’on s’attendrait à une enquête cherchant à cerner l’obscur référent sensible ou expérientiel de cette plainte, l’auteur propose le chemin inverse : il s’appuie sur la notion volontairement plus vague de « souffrance », parce qu’elle a l’avantage de ne pas présumer d’une division entre corps et esprit et qu’elle met en valeur une ambiguïté plus fondamentale concernant les frontières du sujet. En effet, si le « mal » est mystérieux, c’est que le « je » du « j’ai mal » l’est encore plus. Loin de résoudre l’énigme initialement posée, l’auteur en fait donc le tremplin vers une approche dynamique de l’existence individuelle, décrite en termes de subjectivation. Or, la souffrance démontre que les mouvements de subjectivation sont susceptibles d’être pris en défaut. Par là, la question devient : qui souffre quand je souffre ? Faute d’en connaître la réponse, les sujets individuels n’ont pas d’autre recours, pour sortir de l’ornière qui grippe l’expérience, que d’en appeler d’autres à la rescousse.
Dans sa contribution « Extériorité des définitions versus réalité des usages : où va se blottir la subjectivité des lexicographes ? », Bertrand Verine, s’attache lui aussi à l’étude de la proprioception ou kinesthésie. Il se concentre sur le décalage entre les définitions du verbe blottir et du participe adjectif blotti dans les dictionnaires, d’une part, et leurs usages attestés dans la base de données Frantext, d’autre part. De fait, les lexicographes restreignent la définition de blottir à une action externe ayant pour résultat une position qui rend le corps blotti moins volumineux ou moins visible. Or, dès 1844, les auteurs utilisent ce verbe pour signifier l’interaction intime avec l’environnement, habituellement décrit grâce aux sens externes. Après enquête, il apparaît que les définitions de blottir manquent, depuis un siècle et demi, d’une acception du type : [rechercher le contact corporel avec quelque chose ou quelqu’un pour produire du bien-être physique ou affectif]. Cet emploi constitue aujourd’hui près de la moitié des occurrences. L’étude pointe ainsi un double impensé du travail lexicographique : la prise en compte tardive et partielle de la composante d’interaction subjective avec les personnes ou les objets au profit de la seule extériorité et l’amuïssement complet des implications tactilo- kinesthésiques du mouvement au profit de la seule position dans l’espace.
Le numéro se referme avec l’article de Christine Fourcaud, « Exister en tant que sujet parlant dans l’hypermodernité », qui interroge l’existence même du sujet dans l’hypermodernité. L’auteure constate que, grâce à la numérisation et la médiatisation, les moyens d’accès au monde par voie communicative ne cessent de s’étendre. Et, paradoxalement, le sujet se vit comme relativement fermé au monde, hermétique à l’altérité. Dans l’hypermodernité, la relation digitale induit donc une nouvelle manière d’être-au-monde. Elle transforme le rapport du sujet parlant à la subjectivité. L’auteure rappelle que la notion classique du sujet a certes été maintes fois déconstruite, bien avant l’hypermodernité. Mais cela suffit-il pour dire qu’en termes de dé-subjectivation, la révolution numérique n’en est pas une ? L’ultime dé-subjectivation numérique génère un sentiment d’abandon qui comporte une dimension existentielle et une dimension politico-éthique. Dans quelle mesure l’essence-même du langage est-elle affectée par l’ère du numérique ? L’auteure explore comment la violence symbolique surgit lorsque l’homme se sent dessaisi du logos, lorsque la parole est réduite à un outil de communication, lorsque la machinerie technologique nous livre les apparences d’une relation humaine, en nous privant de ses caractéristiques essentielles (affect, subjectivité et éthique). En psychanalyse, la voix est assimilée à un « cordon ombilical vocal ». Enfin, à quoi la subjectivité du sujet parlant se réduit-elle lorsque les marques d’altérité sont effacées ? Que se passe-t-il lorsque, par exemple, le code QR se substitue au visage lévinassien ? Pour Lévinas, l’expérience d’autrui prend la forme d’un visage. L’épiphanie du visage est une transcendance dans laquelle se manifeste l’altérité fondamentale d’autrui comme objet de respect. L’auteure montre comment la neutralité désubjectivante du numérique, la marchandisation du langage et le sémiocapitalisme font disparaître les « axes de résonance » entre le sujet parlant (l’être) et le monde.
Christelle Lacassain
Fabrice Marsac
Greta Komur-Thilloy
Béatrice Vaxelaire
Rudolph Sock
Georges Kleiber